“Je considère qu’un pays sans artistes est un pays mort, j’espère que nous sommes vivants”, avait coutume de dire ce père de la peinture algérienne. S’il n’est plus là aujourd’hui, l’espoir, mince flammèche qui irrigue les jeunes artistes, existe toujours.
Vingt-trois ans après sa mort, M’hamed Issiakhem aurait-il eu à peindre les mêmes figures désenchantées ? Certainement, tant le désarroi et l’absurde ont su résister au temps pour devenir des constantes alimentant le quotidien d’une société encore en devenir. Né un 17 juin 1928, dans les sillages d’un été brûlant, puis victime du feu d’une grenade “maudite”, il était l’homme dont l’enfance a été vouée à l’errance. M’hamed, c’est cet enfant prodige de Taboudoucht, dans la commune d’Aghrib.
Avant l’Indépendance, le village faisait partie du douar Ath Djennad. L’attribution des noms patronymiques aux habitants de cette région de la Kabylie s’est faite à partir de 1890 à Therga Damous en présence du caïd Chrif Hadj Mhand. C’est là que le nom d’Issiakhem fut probablement adopté pour devenir ensuite celui d’un grand peintre algérien. Une association porte désormais le nom de l’artiste, pour qu’à jamais le nom de M’hamed ne se perde dans les méandres du temps. L’artiste est mort un 1er décembre 1985 à Alger. Vingt-trois ans après sa disparition, qu’aurait-il peint s’il avait pu survivre ? Les mêmes visages fantomatiques ?
La femme et l’enfant en lutte avec le néant et la parole ? Ou peut-être ces autres figures sortant du limon de la terre confrontées aux périls de l’existence, trahis par leur histoire ? Ces êtres à peine visibles aux corps déchiquetés par la guerre ? Lui qui disait : “Je considère qu’un pays sans artistes est un pays mort, j’espère que nous sommes vivants.” Des artistes, il y en a beaucoup, mais de ceux que les balles des barbares ont ciblés ou de ceux qui ont dû choisir entre le silence et l’exil, il y en a peu…
Ces forces existent qui pourraient ouvrir les portes à l’imagination et au rêve, pour ne pas aller les chercher ailleurs. L'homme évolue avec la création. En art, cette création est un instrument de liberté, “une pensée humaine”, disait V. Hugo. L'art en tant que matière culturelle et intellectuelle joue un rôle dans l'unification des peuples car il est le témoin d'une mémoire commune.
M’hamed Issiakhem a porté un regard critique et sensible sur notre société, son identité et son histoire. Ses œuvres restent témoins d'un peuple opprimé. Dans la plupart de ses peintures, les personnages, souvent des femmes et des enfants à la bouche scellée, témoignent des épreuves vécues par cette humanité réduite au silence. Il disait : “… Si le peintre ne vit pas, n'explique pas le drame de sa société, il n'est pas artiste.” Et d'ajouter : “Il faut constamment respecter ce peuple en restant à son niveau et évoluer avec lui.” Il savait bien le rôle que peut jouer un artiste dans l’expression de son peuple. L’art, ce langage universel, apprivoise souvent le délire aux frontières de l’imagination et des libertés opprimées. Vivre le délire des uns, la blessure et la tragédie des autres pour ensuite les peindre et leur donner forme, vie et respiration, une expression sensible à la portée du cœur et de l’âme, cela relève d’un défi que le peintre, l’artiste, doit livrer en permanence. Comme disait l’ami d’Issiakhem, Benamar Mediène : “Comme sa poésie, comme sa musique, sa révolte est à fleur de lèvres, au bout des doigts. Au bout des quatre doigts de sa main unique ; il donne au rêve, à la révolte, à la douleur, l’assise solide d’une merveilleuse et rigoureuse technique.” En figuratif ou en semi-abstrait, l’artiste a su donner aux visages de ses personnages une humanité indéniable, une poésie qui parle au cœur, un mouvement à la hauteur de l’histoire. Son pinceau se déchaîne souvent pour dire cette douleur, cet espoir et cette attente. Sa révolte porte la folie à la lisière des désastres, l’œil ouvert sur la blessure, il exprime sa terre et son sang. M’hamed Issiakhem était à la hauteur de son peuple et en constante interrogation devant ses réalités, assumant tous les risques, engageant sa propre existence.
Pour son ami, le professeur Khaled Ben Miloud : “M’hamed est mort, mais il reste son œuvre. Il reste aussi tous les autres peintres qui ont besoin, comme M’hamed de son vivant, d’être aidés, d’être compris et surtout de vivre.” Dans notre pays, il y a nombre de talents qui ne trouvent pas les moyens de s'exprimer. Les dons existent, mais on ne veut pas les faire émerger. L’artiste est-il si dangereux ? “Chère imagination, ce que j'aime en toi, c'est que tu ne pardonnes jamais, et le mot liberté est le seul qui m'exalte encore”, disait André Breton. Si l'artiste est au cœur de la société et que l'art est un langage universel, pourquoi fermer les portes sur cet être qui ne veut pas être condamné ? Quand l'on habite un village ou un douar isolé, c'est déjà l'étouffement, mais quand ce dernier est organisé pour réduire l’expression, c’est l’enfer. Kateb Yacine, l’autre jumeau de Nedjma, semble avoir trouvé la panacée, une panacée certes difficile mais pas impossible : “Pour se faire soi-même, il faut toujours trancher les liens, s’opposer à une société qui tue l’homme dans l’artiste et l’artiste dans l’homme. Le peintre qui se veut réellement créateur ne peut pas adorer l’œuvre créée par lui. Il ressent le besoin de l’éprouver sans cesse. Il court effectivement le risque de la détruire. Et dans cette destruction, il voit en un éclair la gerbe d’œuvres futures qu’il va tirer du feu, de même que le Vietnam s’est construit sous les bombes.” M’hamed est ce modèle d’artiste dont la révolte a servi de leçon à toute une génération. Il a su élever la peinture algérienne au niveau des valeurs humaines les plus hautes.