La particularité du Palais Stoclet ne consistait donc pas seulement en un décor merveilleux, mais aussi en une parfaite représentation dont Adolphe et Suzanne Stoclet étaient les protagonistes sublimes. L’ouverture d’esprit et la générosité du couple transformèrent rapidement le Palais en un lieu de rencontre des personnalités les plus créatives de l’époque, ainsi qu’en témoigne le livre d’or du Palais: Serge Diaghilev, Jean Cocteau, Anatole France, Sacha Guitry, Darius Milhaud, Robert Mallet-Stevens, les Pittöeff et beaucoup d’autres. Le Palais Stoclet est un des rares lieux où une partie des objectifs sociaux, politiques et artistiques de la Wiener Werkstätte put être réalisée. Les fondateurs de la Wiener Werkstätte, Josef Hoffmann, Koloman Moser et Fritz Wärndorfer, écrivent dans le programme de travail publié en 1905, qu’une seule commande appropriée leur permettrait de présenter les potentiels de la nouvelle esthétique et ainsi de remettre en cause les préjugés concernant la pauvreté et le manque d’élégance des Modernes. Le Palais Stoclet vint répondre à cette attente; sa réalisation permit aux artistes et artisans de la Wiener Werkstätte de faire preuve de leurs aptitudes. La famille Stoclet personnifiait la clientèle à laquelle le programme de la Wiener Werkstätte s’adressait: la grande bourgeoisie fortunée. «C’est à elle maintenant que revient le rôle historique de favoriser l’essor des arts de la manière la plus complète. II ne suffit pas d’acquérir des tableaux, aussi splendides soient-ils. Tant que nos villes, nos maisons, nos meubles, nos ustensiles, nos habits, nos bijoux, tant que notre langage et même nos sentiments ne reflèteront pas l’esprit de notre époque de façon simple, épurée et belle, nous resterons loin derrière nos prédécesseurs ».
La fortune d’Adolphe Stoclet permit aux membres de la Wiener Werkstätte de réaliser cet idéal. Les frais de matériaux nécessaires à la seule frise de Klimt (réalisée dans plusieurs ateliers de la Wiener Werkstätte) représentaient en effet le double de la somme que la Wiener Werkstätte avait pour capital de départ en 1903. Et l’on sait maintenant que ce sont principalement les apports financiers de Monsieur Stoclet qui permirent à la Wiener Werkstätte, entre 1905 et 1912, d’exister et d’évoluer.
Adolphe Stoclet avait reçu, comme son père, une formation d’ingénieur civil. L’histoire de la réussite familiale est étroitement liée à l’industrialisation de la Belgique et à l’institut de financement le plus influent du pays: la Société Générale pour favoriser l’Industrie nationale. Père et fils furent tous deux membres de son comité de Direction. La Société Générale investit essentiellement dans la construction de chemins de fer et dans les industries qui y étaient liées telles que la sidérurgie, l’industrie du charbon et celle de la construction mécanique.
A l’époque du père d’Adolphe Stoclet, la Société Générale participa de façon intensive à la restructuration du marché du capital et du travail belge : elle encourageait la création de nombreuses Sociétés Anonymes et, après avoir donné des conseils d’ordre juridique et structurel, elle devenait actionnaire de ces nouvelles entreprises. Ce lien entre banque et industrie aboutit à des gains sans précédent, en particulier parce que l’engagement de la Société Générale ne se réduisait pas seulement à l’Europe. Elle finançait des réseaux de chemins de fer et de tramways en Chine, en Russie, en Égypte, en Amérique du Sud et dans les anciennes colonies comme le Congo Belge.
De janvier 1903 à l’été 1904, alors qu’Adolphe Stoclet travaillait à Vienne pour la Compagnie du Chemin de Fer Vienne-Aspang dont son père était président, il occupait parallèlement le poste d’administrateur de la Wiener Lombard und Escompt Bank. Les décès, à quelques mois d’intervalle, de son frère et de son père, obligèrent Adolphe Stoclet et sa famille à quitter Vienne durant l’été 1904. II devait rejoindre Bruxelles pour reprendre les affaires de son père et gérer la fortune qu’il lui avait léguée. Ce déménagement fut la cause de l’établissement du Palais, non plus à Vienne tel qu’il en avait été convenu à l’origine avec la Wiener Werkstätte, mais à Bruxelles.