Sur les traces de « La biche morte » : Un courbet volé à Oran retrouvé à Paris
Le tableau peint en 1857, d’une valeur inestimable, représente, comme son titre l’indique, une biche morte allongée par terre, exténuée par une course poursuite. Le cou de la bête est allongé comme pour retrouver un ultime souffle avant la mort. A l’arrière-plan, un bois sombre. La scène de chasse est pathétique par sa charge émotionnelle. C’est le côté talentueux de Courbet, « le dernier des romantiques », mort dans l’indifférence, réduit à l’exil et ruiné pour ses choix politiques républicains. Notre patrimoine suscite l’intérêt du milieu du crime organisé ; la mafia des œuvres d’art a profité de la pauvreté de nos moyens humains et matériels, ainsi que nos lois en la matière, inaptes à infléchir l’ardeur des aventuriers internationaux et de leurs relais locaux.
Les réseaux criminels ont su profiter du peu de volonté politique pour assurer la sécurité de nos trésors ouverts à toutes les convoitises. Déjà en 1962, un lot de tableaux de la Renaissance et du Moyen-Âge a été subtilisé au musée des Beaux-Arts, à Alger, par l’administration des musées de France « dans un but de protection ». Il a fallu une longue bataille juridique pour le retour de ces œuvres en Algérie. A la fin des années 1970, deux Renoir et des dessins de Picasso disparaissent du même musée d’Alger. Ils seront retrouvés plus tard à Paris, sous le manteau d’un marchand sans scrupules du XVIIIe arrondissement.
Tout récemment encore, des œuvres d’Utrillo ont disparu du hall de la mairie de Skikda sous couvert d’un sinistre.Le tableau a été confisqué par la police, après avoir figuré dans le catalogue d’une vente aux enchères à l’hôtel Georges V, à Paris le 19 décembre 2001. La toile a été remise à la direction des musées de France et n’a plus quitté le territoire français. Pourtant, en octobre 1985, le musée cambriolé a déposé une plainte pour le vol et la DGSN a relayé l’affaire en saisissant Interpol. Durant plusieurs années, les œuvres en question ont figuré sur l’annuaire international des objets d’art recherchés. Lorsqu’elle fut retrouvée, il n’a pas été envisagé le rapatriement de La Biche morte en Algérie. Les autorités des deux pays savent l’aventure rocambolesque de l’objet raflé à Oran dans le cadre d’une criminalité très spéciale.
Invendables
Le monde des arts apprend le hold-up d’Oran par une brève publiée dans le quotidien La République ; l’annonce est relayée par une enquête menée par le quotidien Horizons. L’infraction a eu lieu dans la nuit de jeudi à vendredi, réputée sans surveillance. Le préjudice est énorme. Les deux toiles sont heureusement invendables. A chaud, on avait avancé plusieurs pistes et autant d’hypothèses. On avait pensé à une « commande » d’un richissime collectionneur, d’un fou contemplateur ou d’un obscur admirateur passionné des œuvres de Courbet. L’onde de choc traverse les milieux algériens de la culture et des arts, mettant une fois de plus à nu les carences en matière de sécurité, auxquelles s’ajoute une gestion chaotique de nos musées nationaux et de nos bibliothèques. Au lendemain de l’annonce de ce cambriolage, le 27 octobre 1985, on constate sur place une grave désinvolture, en termes de sécurité notamment. L’un des gardiens, scandalisé par la mauvaise gestion de la structure, nous confie que quelques pièces de la collection sortaient de l’établissement à l’occasion de fêtes populaires à Oran.
On a pu relever des traces de vandalisme sur certaines peintures. Face à la gravité des dangers, des gens de bon sens ont suggéré l’idée d’enfermer les pièces d’intérêt majeur dans les salles blindées de la Banque centrale, dans l’attente d’une gestion rigoureusement adaptée. Le musée Zabana ne disposait même pas d’une alarme électronique ; tout le système de surveillance nocturne de l’établissement reposait sur la présence d’un vacataire au salaire dérisoire. Les week-ends, l’établissement restait sans surveillance. Ce fut le moment choisi par le gang, qui a eu la tâche relativement facile. Après avoir franchi un mur d’environ trois mètres à l’arrière de l’établissement, les cambrioleurs ont simplement décollé un carreau scellé par du vieux mastic. Le vol était ciblé. Négligeant les maîtres de la Renaissance et ceux des écoles hollandaise et italienne, ils ont subtilisé deux toiles de Courbet. C’était un travail méticuleux effectué par de vrais professionnels. Les cadres dorés ont été abandonnés sur place ; c’est l’habitude des professionnels de ce créneau pour camoufler plus facilement leur butin et éviter les regards indiscrets.
Fourgonnette suspecte
Il n’y a pas eu d’enquête de police à la mesure de la gravité du délit. Cette négligence des services de la sûreté de wilaya et des fins limiers de la capitale de l’Ouest s’explique sans doute par une mauvaise appréciation de la valeur des choses. Les gamins du quartier furent donc notre principale source d’informations. Ils avaient remarqué une fourgonnette Volkswagen immatriculée à l’étranger. Le véhicule était resté longtemps en stationnement, serré au mur mitoyen de la cour arrière du musée. On en a déduit que, vu sa hauteur, le fourgon pouvait assurer l’escalade du mur d’enceinte. L’un des enfants se souvenait d’un détail qui aurait pu permettre la neutralisation des malfaiteurs très rapidement : « La fourgonnette avait le volant à droite. » Malheureusement ces détails pertinents n’étaient plus exploitables 48 heures après les faits. La Biche morte et La Vierge et l’Enfant ont certainement quitté le territoire national peu de temps après l’accomplissement du forfait.
Après 15 années d’immersion, une des deux toiles refait surface dans une salle des ventes, à Paris. Les receleurs tentaient de l’écouler dans le circuit du marché de l’art, en décembre 2001. Pour échapper à la perspicacité des policiers français, ils ont modifié l’intitulé du tableau, devenu La Mort du chevreuil. L’aventure finit au musée d’Orsay. On ne sait pas pourquoi les autorités algériennes n’en ont pas été informées, ce qui aurait permis au musée Zabana de se porter partie civile. On aurait eu un éclairage sur le destin du deuxième tableau. Mais il faut savoir patienter. Désormais, on est dans l’attente du prochain épisode : le retour de la biche morte...
Par Rachid Lourdjane
Le tableau peint en 1857, d’une valeur inestimable, représente, comme son titre l’indique, une biche morte allongée par terre, exténuée par une course poursuite. Le cou de la bête est allongé comme pour retrouver un ultime souffle avant la mort. A l’arrière-plan, un bois sombre. La scène de chasse est pathétique par sa charge émotionnelle. C’est le côté talentueux de Courbet, « le dernier des romantiques », mort dans l’indifférence, réduit à l’exil et ruiné pour ses choix politiques républicains. Notre patrimoine suscite l’intérêt du milieu du crime organisé ; la mafia des œuvres d’art a profité de la pauvreté de nos moyens humains et matériels, ainsi que nos lois en la matière, inaptes à infléchir l’ardeur des aventuriers internationaux et de leurs relais locaux.
Les réseaux criminels ont su profiter du peu de volonté politique pour assurer la sécurité de nos trésors ouverts à toutes les convoitises. Déjà en 1962, un lot de tableaux de la Renaissance et du Moyen-Âge a été subtilisé au musée des Beaux-Arts, à Alger, par l’administration des musées de France « dans un but de protection ». Il a fallu une longue bataille juridique pour le retour de ces œuvres en Algérie. A la fin des années 1970, deux Renoir et des dessins de Picasso disparaissent du même musée d’Alger. Ils seront retrouvés plus tard à Paris, sous le manteau d’un marchand sans scrupules du XVIIIe arrondissement.
Tout récemment encore, des œuvres d’Utrillo ont disparu du hall de la mairie de Skikda sous couvert d’un sinistre.Le tableau a été confisqué par la police, après avoir figuré dans le catalogue d’une vente aux enchères à l’hôtel Georges V, à Paris le 19 décembre 2001. La toile a été remise à la direction des musées de France et n’a plus quitté le territoire français. Pourtant, en octobre 1985, le musée cambriolé a déposé une plainte pour le vol et la DGSN a relayé l’affaire en saisissant Interpol. Durant plusieurs années, les œuvres en question ont figuré sur l’annuaire international des objets d’art recherchés. Lorsqu’elle fut retrouvée, il n’a pas été envisagé le rapatriement de La Biche morte en Algérie. Les autorités des deux pays savent l’aventure rocambolesque de l’objet raflé à Oran dans le cadre d’une criminalité très spéciale.
Invendables
Le monde des arts apprend le hold-up d’Oran par une brève publiée dans le quotidien La République ; l’annonce est relayée par une enquête menée par le quotidien Horizons. L’infraction a eu lieu dans la nuit de jeudi à vendredi, réputée sans surveillance. Le préjudice est énorme. Les deux toiles sont heureusement invendables. A chaud, on avait avancé plusieurs pistes et autant d’hypothèses. On avait pensé à une « commande » d’un richissime collectionneur, d’un fou contemplateur ou d’un obscur admirateur passionné des œuvres de Courbet. L’onde de choc traverse les milieux algériens de la culture et des arts, mettant une fois de plus à nu les carences en matière de sécurité, auxquelles s’ajoute une gestion chaotique de nos musées nationaux et de nos bibliothèques. Au lendemain de l’annonce de ce cambriolage, le 27 octobre 1985, on constate sur place une grave désinvolture, en termes de sécurité notamment. L’un des gardiens, scandalisé par la mauvaise gestion de la structure, nous confie que quelques pièces de la collection sortaient de l’établissement à l’occasion de fêtes populaires à Oran.
On a pu relever des traces de vandalisme sur certaines peintures. Face à la gravité des dangers, des gens de bon sens ont suggéré l’idée d’enfermer les pièces d’intérêt majeur dans les salles blindées de la Banque centrale, dans l’attente d’une gestion rigoureusement adaptée. Le musée Zabana ne disposait même pas d’une alarme électronique ; tout le système de surveillance nocturne de l’établissement reposait sur la présence d’un vacataire au salaire dérisoire. Les week-ends, l’établissement restait sans surveillance. Ce fut le moment choisi par le gang, qui a eu la tâche relativement facile. Après avoir franchi un mur d’environ trois mètres à l’arrière de l’établissement, les cambrioleurs ont simplement décollé un carreau scellé par du vieux mastic. Le vol était ciblé. Négligeant les maîtres de la Renaissance et ceux des écoles hollandaise et italienne, ils ont subtilisé deux toiles de Courbet. C’était un travail méticuleux effectué par de vrais professionnels. Les cadres dorés ont été abandonnés sur place ; c’est l’habitude des professionnels de ce créneau pour camoufler plus facilement leur butin et éviter les regards indiscrets.
Fourgonnette suspecte
Il n’y a pas eu d’enquête de police à la mesure de la gravité du délit. Cette négligence des services de la sûreté de wilaya et des fins limiers de la capitale de l’Ouest s’explique sans doute par une mauvaise appréciation de la valeur des choses. Les gamins du quartier furent donc notre principale source d’informations. Ils avaient remarqué une fourgonnette Volkswagen immatriculée à l’étranger. Le véhicule était resté longtemps en stationnement, serré au mur mitoyen de la cour arrière du musée. On en a déduit que, vu sa hauteur, le fourgon pouvait assurer l’escalade du mur d’enceinte. L’un des enfants se souvenait d’un détail qui aurait pu permettre la neutralisation des malfaiteurs très rapidement : « La fourgonnette avait le volant à droite. » Malheureusement ces détails pertinents n’étaient plus exploitables 48 heures après les faits. La Biche morte et La Vierge et l’Enfant ont certainement quitté le territoire national peu de temps après l’accomplissement du forfait.
Après 15 années d’immersion, une des deux toiles refait surface dans une salle des ventes, à Paris. Les receleurs tentaient de l’écouler dans le circuit du marché de l’art, en décembre 2001. Pour échapper à la perspicacité des policiers français, ils ont modifié l’intitulé du tableau, devenu La Mort du chevreuil. L’aventure finit au musée d’Orsay. On ne sait pas pourquoi les autorités algériennes n’en ont pas été informées, ce qui aurait permis au musée Zabana de se porter partie civile. On aurait eu un éclairage sur le destin du deuxième tableau. Mais il faut savoir patienter. Désormais, on est dans l’attente du prochain épisode : le retour de la biche morte...
Par Rachid Lourdjane